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ekwerkwe's nest
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20 juin 2007

Un bleron ne fait pas le printemps (ni aucune autre saison)

Il y a de cela deux semaines – au moins ! -, Ekwerkwe nous envoyait ce texte :

 

Le peintre Jargel de Lourche, dans le troisième volume de son oeuvre théorique Dissertation Morale sur les couleurs, ne mentionne pas moins de six cent nuances de vert auxquelles il donne des noms fleuris et poétiques, précisant que, de toutes les couleurs, c'est celle dont Dieu a usé avec le plus de variété pour peindre le réel. Et il achève l'ouvrage sur ces mots: "Je ne saurais affirmer à quel vert revient le simple nom de vert, mais il ne s'agit pour moi ni du vert primatoire, ni du vert émeraude, ni du jade cadavérique, ni du vert sénestre dont abuse Berge-le-vieux dans ses enluminures. Il y a toutefois un vert que mes yeux n'ont contemplé qu'à une unique occasion et qui a frappé mes sens, qui a tout entier saisi mon esprit : le vert des Brolhs. Jamais je n'ai trouvé l'alchimie des pigments pour en imiter l'éclat. Oui, je crois que le vert des Brolhs est exactement le vert originel que Dieu déclina sur son nuancier."

    Thopasion, qui n'a pas le verbe du célèbre barbouilleur de Lourche, se contente de dire, et de répéter: "Pour sûr, c'est vert... vert de vert... j'avais jamais vu autant de vert de toute ma vie..."

     Les passagers du Bruchedos surplombent les Brolhs, et ce qu'ils découvrent prend leur imagination à rebrousse-poil. Tous s'attendaient à un ignoble marigot couvert de brumes, une vasière malodorante où prospèrent des fièvres, mais il n'en est rien. C'est une prairie, immense, délicieuse de fraîcheur printanière, brillante de rosée, un pâturage de la taille d'un océan que veinent des sentiers liquides, que festonnent des haies serpentines, qu'agrémentent des bosquets qui étirent de longues tiges arquées formant des venelles végétales à l'ombre desquelles on s'imagine aisément flâner. Où est l'épouvante? Où est l'effrayant grouillement des bestèles empoisonnées? Le Paraclin, cet au-delà dont les bons tripliciens croient avoir la clé, ne doit pas être meilleur.

     - C'est magnifique, soupire Gamboisine.

     - Oui, magnifique, et c'est là le premier piège des Brolhs, la contredit Ostre.


Jérôme Noirez, Les nuits vénéneuses

L’inspiration fut longue à venir et elle ne déboucha pas sur quelque chose de complètement achevé.

 
Mais un dessin d’Infolio – même une ébauche - vaut toujours bien plus qu’un simple coup d’œil :

 

P6120803

 

Et moi, je suis allée chercher dans ma bibliothèque Les mystères de Buenos Aires de Manuel Puig. Je me rappelais d’un passage où Gladys parlait – se parlait en fait – du moment où elle avait trouvé l’inspiration et retrouvé l’envie – ou le besoin – irrépressible de créer et de créer en utilisant les objets que le ressac ramenait sur la plage. Alors même si le lien entre le texte de Noirez et celui de Puig n’est pas absolument évident, j’ai quand même décidé que ce serait ma réponse à Ekwe. Parce que j’aime bien cette opposition entre le vert d’inspiration divine du texte de Noirez et l’humanité et la banalité des déchets du texte de Puig. Et aussi pour Puig.


"Un soir, j'étais descendue jusqu'à la mer (...). Il n'y avait personne sur la plage. (...) Les tons parfaits de la nuit, le noir de l'eau, le noir du ciel, des points incandescents dans les fanaux de la côte, des points incandescents dans la crête des vagues noires, dans les gouttes d'acrylique et dans les étoiles du ciel. (...) cette nuit là, je me suis sentie plus seule que jamais, en proie au désespoir, je suis rentrée à la villa et, dans mon égarement, l'inspiration m'est venue. Je n'ai pu trouver le sommeil, à 5 heures du matin l'aube m'a surprise sur la plage, en train de ramasser pour la première fois les déchets abandonnés par la marée sur le sable. Le ressac, il n'y avait que le ressac à qui j'osai donner mon amour, prétendre à autre chose eut été trop pour moi. Je suis rentrée à la maison et je me suis mise à les toucher et à écouter leurs voix. C'était cela mon oeuvre, réunir des objets dédaignés pour partager avec eux un moment de vie, ou la vie elle-même. Telle était mon oeuvre. Entre mon dernier tableau et cette nouvelle production, plus de dix ans s'étaient écoulés. Je sais maintenant pourquoi je n'avais plus peint ni sculpté depuis tant de temps : c'est que les couleurs à l'huile, les détrempes, les aquarelles, les pastels, l'argile, les châssis, tout cela n'était que matériaux précieux, luxe, qu'il ne m'était pas permis de toucher, il n'est pas permis à un être inférieur d'utiliser ou de gâcher des objets de valeur, de s'amuser avec. C'est pourquoi je n'avais rien fait pendant tant d'années, jusqu'à ma découverte des pauvres âmes soeurs que la marée rejette chaque matin sur le rivage..."

Manuel Puig, Les mystères de Buenos Aires, 1973, Seuil, Points, 1975, pp. 118-119.

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