La cérémonie du thé chez Nakamura Ito
"Les concubines péparèrent le thé sur l'esplanade principale. Elles posèrent un grand tissu sur l'herbe coupée aux ciseaux, face aux trente-trois pierres figurant le dragon du ciel. Non loin, des carpes centenaires attendaient que l'on vienne les caresser. Rouge et blanc, ces poissons m'avaient toujours paru d'une idiotie sordide. Je pense qu'il en était de même pour mon père.
Sur le tissu, les concubines disposèrent les sous-plats en bois, les décorations de papier plié, les tasses en porcelaine et plusieurs théières de fonte, noires, vertes ou rouges, selon qu'il s'y trouvait du thé de l'empire de Qin, du thé vert de la montagne ou du thé parfumé avec des écorces d'orange amère. De retour, elles mirent à leur place les bouquets de fleurs, préparés selon les règles séculaires du tatebana. Un dernier voyage leur fut nécessaire pour apporter les petites nasses de cuisson à la vapeur qui contenaient de délicieux gâteaux au lotus et des brioches à la viande. Ainsi que le sashimi de poulpe tout juste mariné dans le vinaigre, que mon père dégustait à coups de baguettes agiles entre deux gorgées de thé vert de la montagne, son préféré, qu'il buvait aussi amer que les viandes tâchées de fiel.
Lors d'une véritable cérémonie du thé, il n'est plus de supérieurs et d'inférieurs, chacun se dépouille de son amour-propre pour le tourner, avec révérence et humilité, vers les autres. Les objets du rituel acquièrent alors une aura sacrée. La véritable cérémonie du thé symbolise la purification qui lave l'esprit des poussières du monde. Mon père croyait en la technique et aimait le thé; pour lui la procession traditionnelle jusqu'au jardin intérieur, l'ablution des mains et de la bouche dans une roche creusée alors que l'on se tient sur la pierre d'accroupissmeent, tout ce rituel se résumait à une perte de temps et était inacceptable."
in La Voie du Sabre, Thomas Day