La Zone du Dehors, Alain Damasio
Cette note, je ne veux pas l'écrire, moins que toute autre. Mais demain je ne me sentirai pas (et ne serai pas) davantage capable de la faire. Et il est impossible qu'ici, précisément ici, pour cette note-ci, je choisisse la facilité de l'omission.
Alors tant pis.
Je ne vous parlerai pas de Cerclon I, utopie aboutie, démocratie parfaite, cercle de civilisation tracé sur un monde rouge, âpre et hostile.
Je ne vous parlerai pas des Cercloniens, ses habitants clastrés qui se coulent dans le modèle panoptique où tout le monde observe, juge et dénonce tout le monde. Je ne vous parlerai pas de la censure, qui n'existe pas, ni de l'auto-censure, si intégrée qu'on ne la ressent pas.
Non, je ne vous parlerai pas des Cercloniens, qui abandonnent le vif et ce qui les anime aux drogues et aux implants. Je refuse de vous parler de ces coquilles consentant à des sensations exo-générées, loin de l'envie et du plaisir de penser et ressentir par soi-même.
Je ne vous parlerai pas du cercle vicieux qui se superpose à Cerclon - serpent qui se mord la queue, chemin impeccablement tracé, immuablement parcouru: personne ne tire de ficelles quand une société se réduit elle-même en esclavage.
Je ne vous parlerai pas du va-et-vient des sciences humaines recyclées en gestion d'entreprise, et des recettes de management appliquées en retour à la société.
Je ne vous parlerai pas de la télévision omniprésente, des médias pléthoriques et évidemment libres, des grands procès organisés en grands spectacles.
Je ne vous parlerai pas des instituts de sondage, et encore moins des sondages eux-mêmes, et surtout pas des techniques de manipulation.
Je ne vous parlerai pas de la difficulté d'être un esprit libre, pas de la Volte, pas des feux allumés en contre.
Je ne vous parlerai pas de la langue protéiforme de ce roman, des voix qui l'habitent, des mots qu'elle roule comme des pierres.
Et surtout je ne vous parlerai pas de la beauté, ni de l'évidente nécessité du Dehors.
Non, je ne vous parlerai pas de tout ça, et ne croyez surtout pas que je vienne de le faire. A peine ai-je aligné quelques mots-clefs, qui n'ont rien à voir avec la chair de ce roman rare.
Je vous dirai simplement qu'à sa lecture, à chaque page, les mots et les idées claquaient, grésillaient et faisaient des étincelles dans ma tête.
Que j'ai mis longtemps à lire ce livre, que je laissais aux idées lues le soir le temps de la journée pour m'accompagner.
Que j'ai rarement été aussi bouleversée, intellectuellement, par un roman - ni aussi touchée, personnellement.
Que j'ai une admiration immense pour son auteur.
Que j'aimerais que vous lisiez ce livre, qui donne de belles et joyeuses envies de partage.
Que la science-fiction est bien, définitivement, une façon d'analyser notre présent, et de réfléchir à des pistes pour l'avenir.