Quartier lointain, Jirô Taniguchi
J'ai longtemps résisté. Le dessin de la couv, légèrement raide et beaucoup trop sobre ne m'attirait pas. Certes la BD avait gagné le prix Angoulême du meilleur scénario 2003, et le prix "Canal BD" des librairies spécialisées. Du coup, cette année-là, chaque fois que j'allais chez mon bédéquiniste chéri, j'en repartais avec le sac en plastique "quartier lointain". Certes. Et je n'entendais que des avis élogieux. Mais toujours pas. Jusqu'à ce que je lise il y a peu (mais sur quel blog était-ce donc??) que l'histoire ne racontait pas l'histoire d'un jeune garçon mais le retour dans le passé d'un homme adulte. Un retour dans sa peau d'adolescent. C'était donc un manga de science-fiction? Voilà qui changeait tout! En fait, il suffit de savoir me parler...
Hiroshi a 48 ans, une vie moyennement intéressante de cadre alcoolique, une femme et des filles dont il ne sait finalement plus rien. Par un concours de circonstances digne des meilleurs prétextes fantastiques, il se retrouve dans la peau de l'Hiroshi qu'il était à 14 ans, mais avec toute son expérience et ses souvenirs de quinquagénaire. Ce qui est bien utile à l'école, et avec les filles. Mais l'année de ses 14 ans, c'est aussi celle où son père est parti, a quitté sa famille et n'a plus jamais donné de nouvelles. Un temps en équilibre fragile donc, entre l'ivresse de la jeunesse retrouvée, et l'angoisse des drames à venir - drames qu'Hiroshi cherche à éviter, puisque le passé se modifie à mesure qu'il le revit.
Attention, cette critique est bourrée de spoils!
Ne lisez pas plus loin si vous avez l'intention de lire ce manga!
Pour une fois, je laisserai tranquille le problème du paradoxe temporel, même si je trouve que la technique du "ici ce n'est pas paradoxal" est une solution de facilité peu digne. Mais Quartier lointain est un faux manga de SF, donc passons. Par contre, soulever le fait qu'Hiroshi change le passé, mais lui faire retrouver un présent intact n'est pas admissible, SF ou pas. C'est là une question de cohérence interne. C'est d'autant plus rageant que la fin, en faisant officiellement d'Hiroshi un "voyageur du temps", boucle la boucle temporelle. Quand j'étais môme, j'avais lu une histoire toute pleine d'interventions dans le passé (deux gamins qui y faisaient les 400 coups), et la conclusion c'était que l'Histoire avait "digéré" leurs interventions. Ca m'avait interpellée, déjà à l'époque (la preuve, je m'en souviens). Sauf que je ne suis plus môme, et que Taniguchi n'écrit pas pour les enfants. Donc là, il y a quand même abus manifeste.
Mais le défaut majeur, à mon avis, c'est la cohérence psychologique. Que tous les personnages trouvent Hiroshi un peu bizarre et franchement mature, du jour au lendemain, bon, disons que c'est normal. Qu'Hiroshi n'arrive pas à tenir sa langue ("Dans un an, il va se passer ceci et cela", etc.), c'est énervant, mais compréhensible. Qu'à 48 ans, il tombe amoureux d'une gamine de 14 ans, simplement parce qu'il a retrouvé un corps de 14 ans, ça n'est pas crédible. Je ne parle pas là de "politiquement correct", mais de vraisemblance psychologique. L'écart est trop grand, les expériences trop dissemblables. Enfin, il me semble. Et le malaise que devrait logiquement ressentir Hiroshi, adulte coincé dans un corps d'enfant, est complètement passé à la trappe. Il s'interroge bien un (tout) petit peu sur son avenir, mais globalement, il est plutôt ravi de retrouver un corps jeune, léger, en bonne santé, et ne souffre pas du décalage qui existe, de fait, avec ses amis.
Quant au dessin... tout est sur la couverture. Je n'ai rien contre l'épure, mais là, tant de vides, ça manque de champ, de profondeur, et au bout du compte ça sent (un peu) la facilité. Les décors dessinés à la règle, ça manque de vie à mon goût. Et puis les visages sont peu expressifs, les corps guindés. Et je n'ai pas l'impression que ce soit volontaire, porteur de sens. Bref, j'ai trouvé ça fade: le dessin laisse tout reposer sur l'histoire, au lieu de la souligner, de l'approfondir. Bref, je comprend qu'il n'ait eu "que" le prix du scénario à Angoulême.
Est-ce à dire que ce manga n'a pas de qualités? Point du tout! D'abord, c'est un two-shots. Et les deux parties sont agencées assez intelligemment, de façon cohérente par rapport au rythme du récit. Donc déjà un gros bon point. Ensuite l'histoire, très très littéraire, repose en fait sur un ressort purement psychologique, voire freudien (et pas du tout fantastique). Elle est plutôt bien menée, un chouia moralisatrice mais intéressante. Le retour dans le passé ne modifie pas, fondamentalement, le passé (le départ du père d'Hiroshi), mais lui permet de mieux analyser son présent d'homme de 48 ans, ses relations avec sa famille (sa femme et ses filles), et ce n'est que quand il a compris, en adulte, les choix de son père, qu'il est capable de faire les siens, et donc de retrouver sa vie, là où il l'avait laissée - sauf qu'il est devenu un homme bien meilleur entre-temps (je disais bien que ça avait un petit côté moralisateur).
Globalement, je n'ai pas sauté au plafond. Mais c'est aussi, en grande partie, parce que j'attendais davantage de ce manga. Et comme d'habitude, j'ai la dent beaucoup plus dure avec les ex-futurs romans chéris qui m'ont déçue qu'avec les daubes gentillettes que je lis en toute connaissance de cause...